BOUJNIBA ... ENCORE ET ENCORE!

LE BOOTLEGGER, LE BOOKLEGGER ET LE PETIT COCO

(note dédiée à LaSeine et à Larbi, pour avoir vécu dans la région)

A Boujniba, nous étions tous des coco. Il n’y a pas jusqu’aux plus aisés d’entre nous qui n’aient été gagnés non seulement aux thèses des seuls Marx-Engels, mais aussi à ceux d’Altusser, de Reich, entre autres… et ce sans les avoir jamais lus qu'il serait tout à fait surréaliste que de poser des questions comme « qui c’est Feuerbach ? » à un Boujnibi pour qui le monde entier se résumait à la seule ruelle du village, et le plus consacré des écrivains ne saurait être que Sidi El Ghazouani, le fquih, l’homme qui résolvait les problèmes pluridisciplinaires de toutes les villageoises, par la grâce de ses grimoires.

Des Jourdain du Marxisme, en somme, que ces boujnibi. Sauf, peut être, la génération alors montante, la dernière cuvée … qui, elle, l'était en connaissance de cause.

Bien entendu, il n’y a aucun exploit à se proclamer des uns ou des autres de ces grands monstres de la dialectique et du matérialisme historique. Mais voilà : à Boujniba, le fait était assez voyant pour être souligné du seul fait que tous les vecteurs du progressisme n’y avaient pas droit de cité. Les livres, très prisés par la dernière cuvée, édités à l’époque par les maisons d’édition russes telles que Mir ou celle du Progrès, qu’on vendait à 10 dirhams le livre étaient passibles de l’ire du Caïd. Les scolariés d’entre nous, en lisaient sous le manteau ce qui engageait de facto un bras de fer entre les jeunes, à l’esprit de fronde certain, et les agents de la force auxiliaire, le mkhaznia. Tout boujnibi en manteau était, surtout l’été, un suspect vite interpellé de la façon qu’on reconnaissait à ces agents :

-pourquoi le manteau un été ? ! demandait aux jeunes gens le mokhzani

-parce que c’est moins chaud que les jellabas de Bzou, répondait impérativement, le jeune homme

Le Mokhzani se savait gagnant un coup sur trois :

1- Ou le jeune homme était en possession de l’un de ces livres du « samizdat », interdit donc par le Caïd, genre Marx, Engels … ou encore un livre que la morale réprouvait, « le Pain nu » principalement. Dans ce cas, il serait en présence d’un "booklegger". Il le prendrait alors par le collet, lui infligerait une raclée et le présenterait par la suite au caïd

2-Ou le jeune homme cachait un kil de vin ou, pire encore, de l’eau-de-vie … dans ce cas, il serait un "bootlegger" . là il lui allongeait de ces coups de taloche et lui confisquait les kils pour son usage personnel. Ce qui allait de soi quand on était mokhzani

Puis il y a le troisième cas de figure, redouté de tous ces agents auxiliaires : que le jeune homme ne voulait se payait leur tête. Dans ce cas bien précis, il savait à quoi s’attendre : devenir la risée de tout le village à se voir obliger de déboutonner lui-même le manteau au jeune suspect pour ne rien trouver sinon un gars dans son plus simple appareil, sa plus simple expression … nu.

Je me rappelle qu’un professeur fraîchement engagé par le MEN. En guise de présentation, il nous avait demandé de lui citer quelques titres de la presse nationale. A travers cette question, l’homme voulait savoir quel était notre univers, à quel milieux appartenions-nous, si nous lisions … etc. quelle était sa surprise quand tous les élèves de la classe levaient le doigt pour répondre. Il se croyait comblé, le jeune prof, à voir ainsi tous les élèves désireux de lui citer le nom de leur journal préféré … il dut faire durer le moment pour son bon plaisir. Il se mettait à marcher à travers les rangées arborant un sourire qui en disait beaucoup, un sourire de satisfaction… un moment, il ordonna à une élève de répondre :

-Al Bayane ! ( quotidien communiste marocain, équivalent du l’Humanité français) répondit la jeune fille.

Du coup, aucun élève ne levait plus le traître doigt, toute main baissée, les yeux aussi, en berne, faute de pouvoir fournir d'autres réponses… signe que le canard en question était le seul journal disponible sur la place, à Boujniba donc.