Mohammed El Mourid

Il est une anecdote qu'Edmond Amrane El MALEH aime (se)
raconter : le premier artiste peintre marocain naquit un jour
d'été, parce qu'un colon français qui n'en pouvait plus de
peindre dans la canicule laissa de côté ses pinceaux, le temps
d'une méridienne. Son jardinier en s'en servant, pour s'occuper
ou pour évacuer son trop-plein d'énergie -qu'importe, aurait
ainsi signé l'acte de naissance de l'art moderne au Maroc. L'on
imagine aisément que l'homme s'y était mis comme un enfant, le
geste pur et sans pesanteurs académiques ou esthéticiennes.
D'aucuns trouveront à cette anecdote des relents inacceptables
et les premiers concernés, artistes et historiens d'art
marocains, quand il leur arrive de s'y référer y vont d'un pas
lent, confondu, la chaleur du banquet ayant fait sont effet.
Heureusement qu'ils sont quelques uns, dont El Mourid , à
faire encore écho à E. A. El Maleh et de la façon la plus
lucide qui soit. le parti qu'ils peuvent en tirer est à ce
point immense eux qui estiment que la pratique artistique telle
qu'elle est conçue en Occident n'offre plus que des sentiers
battus, balisés ... que tout un chacun peut les emprunter sans
risque aucun. En somme, après tant de génies, tout ce qu'un
honnête artiste peut faire de nos jours c'est de leur parqueter
les tableaux.


Avant d'en arriver là, à la peau, M. El Mourid avait tout essayé
-ou presque. Il aura ainsi usé de toutes les matières qu'il a
eues à portée de main sans avoir à conceptualiser au préalable
le travail à venir, le verbaliser dans une formulation ou une
autre ou lui trouver un quelconque alibi en réactivant
théoriquement des concepts élaborés par d'autres intellects...
Tout ce qu'il entreprend, vous dirait-il, est d'ores et déjà en
germe dans les gestes accomplis par notre jardinier, cet
illustre inconnu. Il ne fait rien d'autre que suivre son élan
initiateur et qui n'en continue pas moins de préfigurer tout ce
qui se fait d'authentique à l'heure qu'il est au Maroc. Pour lui
la matière, toute matière, n'a d'existence qu'en fonction de
l'usage qu'il peut en tirer et le fait que ce soit Fès, la
capitale spirituelle du Maroc, qui l'accueille lui intime en
quelque sorte de renouer avec la matière à laquelle il s'était
le plus essayé : la peau. Cette dernière a été longtemps le
support sur quoi l'on écrivait et transmettait le savoir de
génération en génération, sur laquelle on fixait une doxa et une
vision du monde. A cet effet la ville a vu se développer au
cours des siècles des dizaines de tanneries et regorge encore de
milliers de parchemins qui la faisaient passer dans le temps
pour la Grande Bibliothèque du Maghreb.
Quand on a vécu toute son enfance au Maroc, un pays où la
pratique du maraboutage est omniprésente, il est difficile de
faire abstraction de ces scènes dont on était témoin, enfant,
où l'on procédait à l'immolation; des gens se faisaient
souiller le corps de sang fumant dans des rituels qu'ils
voulaient à la fois festifs et propitiatoires... Le tragique,
disait G. Bataille, est l'horizon de la fête.

Dès lors, l'on ne pouvait guère "scotomiser" cette réalité et la peau de
bêtes immolées ainsi que le sang qui en coule cessent d'être ce qu'ils
sont, de la matière, pour devenir d'authentiques matériaux
mythologiques, au même titre que l'asphalte pour un Robert Smithson ou
une canette de coca cola pour un Andy Warhol.

En choisissant donc ces deux matériaux pour sa nouvelle exposition, la
peau et le sang, El Mourid se remet au diapason d'une réalité qui a
toujours été la sienne, par-delà l'exil et l'indigence du temps.
L'enfant qui hiberne en lui peut enfin sortir au grand jour, à l'appel
de la mémoire des autres. Non pas pour l' arracher de l'oubli car on ne
saurait le faire pour des gens qui ont brillé dans leurs domaines
respectifs. Mais pour créer une sorte de "musée des familles" à la
nervalienne, fixer les traits de visages de gens qu'on a pas connus
réellement. Si le poète peut s'en remettre à ses visions oniriques, à
ses fantasmes et à sa verve pour s'acquitter de la tâche, l'artiste,
lui, se doit d'inventer une nouvelle alchimie, la peau et le sang en
l'occurrence. La méthode consiste à "sérigraphier" des photos collectées
chez des familles connues de Fès en usant de ces deux matières. Le
procédé en soi peut paraître à première vue simple mais à l'épreuve on
se rend compte combien il est réprouvant et les résultats escomptés ne
sont pas probants à tout essai. La peau, même travaillée selon les
techniques consacrées localement, se prête difficilement au "marouflage"
du sang. Après moult essais, l'artiste arrête enfin son choix sur les
portraits qui constituent le présent catalogue. L'oeil averti conclura
vite qu'il s'agit dans ces portraits de gens aisés et il a raison, la
coiffure en témoigne : Des fès entourés de mousseline; les gens de
conditions inférieures se contentaient à l'époque d'une corde de chanvre
dont ils entouraient la tête, en veine de coiffure. Pour le profane et
pour autant qu'il soit Européen, il y décèlerait une aura biblique,
n'était-ce ces détails qui viennent comme pour créer une certaine
"fissure sémantique" : ribab, fibule ...De la sérigraphie à partir de
photomatons. Tautologique? Oui dans la mesure où l'art l'est. Non si
l'on se tient à ce qu'avançait un autre nord-africain, Térence, des
siècles déjà : "Quand deux personnes font la même chose, ce n'est pas la
même chose"




Que l'anecdote ait placé une toile devant notre jardinier et non pas une
sculpture d'éléments métalliques par exemple ne change rien à la donne,
notre homme y serait guidé avec le même élan, comme mu par une
illumination

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

I loath Batman

Deux mondes différents ...

LA CHAUVE-SOURIS