le Mâle dominant

Il l’est sans conteste aucune, El Hadj Ammour, le mâle dominant du Bar. Non pas qu’il y ait gagné ce titre de hautes luttes à la manière des boucs et des chamois ou qu’il ait engagé un bras de fer avec les habitués du coin, les balayant tous d’un revers de main pour asseoir son autorité sur cet espace. L’homme ne pouvait se permettre cet exercice, vu son âge, presque un septuagénaire. Aussi, l’appelle-t-on Hadj sans qu'il ait jamais pris son bâton de pèlerin, juste que l’homme avait une callosité de la taille d’un timbre sur le front qu’on mettait sur le compte d’une longue pratique religieuse. Or les avertis n’en croyaient pas un mot : l’homme se saoulait tout le temps et chaque fois qu’il allait aux toilettes, il ne pouvait s’empêcher d’appuyer sont front contre le mur, la queue dans le pissoir … il ne pouvait pas tenir debout autrement, il s’écroulerait du haut de son âge canonique. D’où le tampon sur le front…

S’il est donc le mâle dominateur, c’est qu’il est le seul à ramener avec lui tous les soirs, à 21 heures pile, deux backfishes de l’âge de ses filles. Il rentre tout le temps bruyamment, une fille de chaque côté, s’installent tous les trois à l’autre bout du zinc formant ainsi un petit cercle à part. La Barmaid jusque-là la seule femme dans cet espace au masculin, à faire la désirée se voit la vedette du coup éclipsée, se dissout et ne fait plus que nombre quelconque avec les autres. Dès lors, le bar, habitué à s’organiser autour d’elle, à en faire le pivot de base de toutes les discussions et la figure centrale autour de laquelle s’organise cette communauté devient pour ainsi dire « dérégularisé » lui aussi, comme une fourmilière à la suite d’un coup de pied . Les habitués qui étaient de simples « fruits aqueux, sans pelure » se mettent à nourrir l’égo de bruits secs et de voix ferrugineuses, le sentiment du « moi » enfin chauffé à blanc. Chacun des présents lorgne à la direction du trio, ne manque pas d’attirer, à l’occasion, l’attention de l’une ou de l’autre fille, au grand désespoir de la barmaid qui devient d’une humeur massacrante, ne répond plus quand on la sollicite pour une bière ou un cure-dent –ou alors mollement.

Le temps de raconter sa vie à ses deux convives, ses gloires et ses lauriers d’antan … et le mâle dominant disparaît, les deux filles devant lui, pour jouer le même coup dans le bar d’à-côté, lui aussi connu pour être un espace au masculin. Enfin soulagée, la barmaid reprend son sourire maintenant qu’elle a la vedette et les feux de la rampe avec.