Bénédiction !

Peut-on aimer son prochain ?

Je pose la question une énième fois pour m’avoir observé à l’œuvre au bar, tout à l’heure…
Quand je m’y étais mis, au coin des dieux donc, il n’y avait pratiquement personne, en partie parce que l’heure était au déjeuner, me disais-je, en partie parce que nous étions au mois sacré de Chaâbane et que les deux facteurs réunis faisaientt du lieu, la veille encore grouillant de monde, ce qu'il en était adevenu alors : un vrai désert, la terra nullus. A voir ainsi le Club des Mohock aussi vide, aussi exsangue, une idée se mit à me triturer la cervelle : Et si c’était le signe dont on glosait tant : le retour du religieux, de ce siècle qui sera religieux ou ne sera point, du regain de la foi, du return of the monk … et allais , par pure extrapolation, accorder de la fois à tous les sondages qui abondaient dans ce sens. Qu’un tant pour cent d’Americains reconnassait dans le wasp son idéal de classe, qu’un tant pour cent de Français s’estimaient de plus en plus catholiques pratiquants, que le Pape était de plus en plus ceci, cela …Un moment, un cri émis probablement par un marchant ambulant me souffla à l’oreille la raison première, toute simple du reste, de ce vacuum bancal :

- stilouates ! courourate ! dfitrate ! kninchate ! a moula wlidate !

- traduction : les stylos ! les crayons couleurs ! les cahiers ! à vous pères de famille !

Je compris alors que les habitués du coin étaient pris dans les rets de la rentrée scolaire et qu’ils ont tout simplement donné le primat aux ardoises scolaires plutôt qu’à la leur propre, cristallisée en l’état chez le barman … je sortis et achetai un porte-mine et au prix fort : L’homme aura, à mes yeux, porté une belle contradiction aux Kepel, Huntington, Bernard Lewis… C’était donc ça ! La rentrée scolaire qui faisait fuir les gens du bar, des pères de famille pour la plupart. je vous avoue avoir eu comme le sentiment d'avoir été cocufié un instant : le regain du religieux ! Mais quel idiot étais-je ! Depuis le temps, je devais composer avec l'idée que mes compatriotes ne boivent pas pendant le chaabane, le ramadan et aussi pendant la rentrée scolaire, faute d'argent ... Mais quel idiot !

Le temps de reprendre mon coin des dieux que, déjà, nous étions deux !
Une femme s’étant mise à la table d’à côté. Le teint basané, pensive… elle me regardait un moment puis, ramenant sont index vers ses lèvres me demanda muettement une cigarette. Je me pressai vers elle, lui en donnai une et dus retourner vers ma table pour le briquet, moins par galanterie que pour tenir la dame à sa table. Une nouvelle entraîneuse, avais-je compris sur le coup, qu’elle me fallait tenir à distance pour ne pas avoir à raconter encore une fois ma chienne de vie, ni à écouter la sienne de femme délaissée… j’avais regagné alors ma table et, parce que heureux, demandai pour une fois un kil et demi de clairet. On me servit, je bus un premier verre, un deuxième …le kil bu jusqu’à la lie, le sang de Jésus Chris mêlé au mien : l’alchimie du bonheur !

Ce n’est donc qu’une fois ivre que j’ai dû enfin prendre en sympathie la dame d’à côté et me trouvai pour une fois dans la prédisposition de me livrer au bagout avec elle. J’étais allé vers elle et commandai pour elle sans lui demander son avis, dans une sorte de douce tyrannie, deux bières pour commencer…

- tu t’appelles comment ? Demandai-je en arabe..

- Bénédiction, me répondit la femme mais dans un français « sub-saharien »

-Bénédiction !? je te croyais marocaine ...

-Non …je suis étrangère. Je suis ici pour passer en Europe mais cela ne prend toujours pas et j’ai perdu tout mon argent et me trouve maintenant sans le sou, au creux de la vague … je me suis dis qu’en faisant l’entraîneuse, je me remettrais peut-être à flot…

-Entraîneuse ! Pour ça, tu dois avoir tes papiers de séjour d'abord et parler arabe pour les besoins du métier ensuite..

- j’ai déjà quelques mots dans mon carquois …

Elle me tendit un bout de papier sur lequel étaient écrits ces mots :

Tongana yé ? : Labass ? (Comment ça va ?)

-Moyé Ké Pendéré nambi : 3jebtini (Tu me plais )

-Biyé mé : kan habbak : (Je t’aime )

Amba tonga so : çafi ! baraka ! (Ça y est !)

Et puis tout en bas, en rouge et en souligné :

-korobo : klawi ( couilles)

-Venegué : Zebi

-Dondo : tabone (vagin)

-C’est tout ! mais où est-ce que tu étais choper ces mots ? et tu t’en sors avec?

- Oui …c’est un camionneur qui me les avait appris … Mais si t’en as d’autres, j’aimerais bien les apprendre aussi…

J’ai pris mon porte-mine et écris un autre truc tout aussi idiot :

-rouh tqawwad ! : va te faire foutre !

Je lui ai rendu son bout de papier et ajoutai, oralement :

-Tu as intérêt à apprendre ça aussi. Tu auras à en user neuf fois sur dix avec les gens d'ici. C’est l’expression la plus usuelle …Mais comment dit-on ça dans ton pays ?

-ça n’existe pas chez nous ! on le dit tout le temps en français : vas te faire foutre !

-d’accord … va te faire foutre ! soit...

A ce moment, le videur se planta devant nous, sommant Bénédiction de vider les lieux .Sa présence, dit-il, leur attirerait des ennuis avec la police. Elle sortit donc, sans mot dire. Elle eut seulement le temps de l’entendre lui dire : rouhi tqawwadi ! (vas te faire foutre!)

Maintenant deux questions :

la première question :

-Par quoi peut-on expliquer le fait que je n’ai été pour ainsi dire « humain » avec cette femme qu’une fois cuit. Est-ce le sang de Jésus Chris qui m’avait attendri …D’où la question : peut-on aimer son prochain ?

Deuxième question :

Avec 6 millions d’étrangers sur le sol français, nous savons ce qu’il en est : le Front National.

Mettons autant d’immigrés sur le sol marocain, de quelles couleurs seront les programmes du Mouvement Populaire ? du Parti de l’Istiqlal ? du Parti de la Justice et de la Démocratie... et de tous les autres et puis quels seront les comportements des uns et des autres d’entre nous, Marocains… ? Face à ces "gens" ...