CHERKI, l'Homme du Possible Marocain

« Toutes les possibilités que contiennent, par exemple, mille marks, y sont
évidemment contenues, qu’on les possède ou non ; le fait que toi ou
moi les possédions ne leur ajoute rien plus qu’à une rose ou à une femme […] à
la beauté même d’une femme, on ne peut nier que celui qui la possède ajoute ou
enlève quelque chose. C’est la réalité qui éveille les possibilités, et vouloir
le nier serait parfaitement absurde » Robert Musil

Je n’y croyais vraiment pas jusqu’au jour où j’ai pu enfin le voir s’accomplir sous mes propres yeux : Cherki, l’homme du possible marocain. Il cultivait les mêmes habitudes que moi, le même coin de paradis donc, mais avait en plus une certaine plus-value bacchanale : une certaine façon de boire qui tranchait avec celles des autres, tous les autres je veux dire : L’homme alternait du vin rouge avec de la bière. Non pas indifféremment, mais tour à tour, scrupuleusement, comme devant du papier à musique. C’était là, en quelque sorte, son style, et sa façon d’être non pas dans le monde – j’y viendrai- mais dans le bar. Bien sûr qu’il y a les effets pervers de cette façon de boire, l’homme s’attirait justement la mauvaise bile du gérant et la pipe de ses voisins de table. Heureusement que notre Cherki n’en avait cure, parce qu’on avait toujours bu ainsi, chez lui, à Khouribga, ....

Homme du possible marocain ?

A vrai dire, il était lui aussi et pendant le plus clair de sa vie homme du réel, tout comme nous autres, mais les contingences de la vie marocaine lui avaient intimé d’être homme du possible, le jour où son père dût rendre définitivement son âme et son tablier à l’Office Chérifien des Phosphates (OCP), écrasé sous le poids d’une galerie souterraine, ainsi qu’on aimait à mourir souvent, quand on était mineur chez l’OCP. Cherki hérita alors d’un petit local, de seulement trois mètres carrés et ne savait trop quoi en faire… pour s’inspirer, il allait au bar, buvait à mourir et une fois cuit, il se mettait à effeuiller la marguerite, à haute voix sous le regard désobligeant des habitués:

-Ce sera une librairie ! …non ! pas une librairie ! On ne lit plus. Une laiterie alors ! oui ! Une laiterie … Mais enfin ! il y a déjà une laiterie dans le coin … ou alors vendre des pépites et des cacahuètes ! cela ne marchera pas, les papillotes ne me réussissent jamais … et puis il faut être trop basané pour faire ça. Moi ! L’albinos vendre des pépites !? Ma peau d'albinos en pâtira …

Et avant même que d’arrêter une idée là-dessus, le videur venait à chaque fois lui signifier l’heure de la fermeture. L’homme payait son vin et ses bières et sortait le plus gentiment du monde. Il continuait cependant à conjecturer dehors, dans la rue, titubant … pour revenir à la charge, le jour même, le soir, à boire de la bière et du vin rouge… librairie, laiterie ou alors une pépiterie?

J’en riais moi aussi les premiers jours et m’en dilatais la rate de cet homme donc qui alternait de la bière d’avec le vin rouge jusqu’au jour où, par je ne sais quelle association d’idées, j’ai vu en lui notre …législateur. Lui aussi est acculé au même dilemme : une démocratie pour le Maroc? si c'est le cas, à l’anglaise ? à l’espagnole ? ... ???? et peut-on la réussir… au Royaume des Sens ?